Aullène : l'histoire du temple


PROTESTANTISME EN CORSE

1 – Le curé d’Aullène

Il est de notoriété publique que la Corse subit le joug atroce des « pinsouti », depuis qu’un jour de 1768 la République de Gênes la vendit à la France.

Dans cette région soumise à l’affreux colonialisme du pinsoutou, il arriva qu’en l’an de grâce 1896 le village d’Aullène fit irruption dans l’actualité nationale ! … Pourtant, tout avait si bien commencé.

Altitude, neuf cents mètres ; mille habitants ; situé au milieu des montagnes sentant bon les herbes de Méditerranée ; environné de châtaigniers, d’oliviers et de pins, le village menait une vie sans histoire.

Dans la semaine on gardait les bêtes, on cultivait les jardins et – les jours sans vent – on gaulait les châtaignes. Le dimanche on revêtait ses plus beaux habits pour aller à l’église, et l’on chantait à pleine voix des mots latins qu’on ne comprenait pas ; cela ajoutait une atmosphère mystérieuse, pleine de charme, à la sainte messe. Dans sa grande bonté, le Seigneur n’empêchait pas les garçons de repérer les filles, et les filles de très bien voir les garçons sans jamais les regarder.

Le curé était satisfait de ses ouailles, et les ouailles de leur curé. D’autant que ce particulier était un enfant d’Aullène ! En voilà un qui comprenait ses paroissiens, vivait en harmonie avec eux, et l’événement – typiquement corse – qui survint, n’aurait rien changé, si ces satanés pinsouti – encore eux – n’étaient pas intervenus. Mais allez demander à des étrangers de comprendre quelque chose aux coutumes corses !

D’abord, à Aullène, le Bon Dieu était corse, comme il était pinsoutou à Paris, allemand à Berlin et italien à Rome ! C’est ce qu’expliquait ce dimanche là, au prône, le bon curé Parabelli Dominique dit « Père Dumé » par ses amis :

«  Je ne reproche pas au Bon Dieu d’être pinsoutou avec les pinsouti et italien avec les italiens, mais sa meilleure façon d’être, c’est encore la nôtre. Et s’il n’approuve pas toujours nos petits fricotages politiques, il ne peut pas s’en fâcher tellement : il est si bon ! »

Ces propos exauçaient les souhaits de la population. A travers son officiant, on s’entendait rudement bien avec le Bon Dieu ! « Pourtant, dans nos relations avec le Bon Dieu, un point reste obscur  » - L’orateur fit une pause et chacun comprit qu’un problème important allait être abordé. Même les jeunes axèrent vers le curé leurs yeux et leurs oreilles. «  Il s’agit de notre « vendetta » Qu’en pense-t-on LA-HAUT ? »

Il n’était personne dans l’auditoire qui ne ressentit un pincement au cœur : la plus noble des traditions était-elle condamnable ?

« La loi divine ordonne : Tu ne tueras point ! Or, il ne faut pas se le cacher, notre prestigieuse vendetta ne va pas dans ce sens ; et même, à bien regarder, elle prend une direction assez différente. Je vous l’affirme en toute conscience, la question n’est pas résolue par un fusil offert offert au curé ou un bracelet d’or placé au bras de notre bonne Vierge ! Que non ! Cela ne suffit pas. »

De l’auditoire une voix anxieuse monta : « Un fusil neuf, calibre douze, et un bois de châtaigniers pour le curé, plus deux bracelets d’or pour la Vierge ; n’est-ce pas correct ? »

Tout le monde avait reconnu la voix de Jean-Baptiste Lucchini, le nouveau bandit d’honneur de la commune.

Le curé avait l’habitude de ces interruptions : la messe, c’est une veillée qu’on fait avec le Bon Dieu !

Le Père Dumé reprit : « La proposition de Jean-Baptiste a du sens et elle n’est pas incorrecte, assurément. Si j’étais le Bon Dieu, ça ne me paraîtrait pas mal du tout. Mais je ne suis pas le Bon Dieu. Ce qu’il veut, nous allons l’examiner ensemble … » 

Les auditeurs respirèrent : le curé qui, par profession, est un familier du Bon Dieu, n’avait pas condamné la vendetta. Ce que le ciel pouvait en dire à travers les Saintes Ecritures était secondaire : les garçons recommencèrent à s’intéresser aux filles, et les filles à voir les garçons, sans pour autant tourner la tête.

Un bruit courut la montagne : le vieux berger Parabelli Antoine était mort … d’une chevrotine en plein cœur, tandis qu’il gardait son troupeau au col de Bavella !

- « Père Dumé, n’était-ce pas un oncle à vous ? »

- « Je ne me souviens pas d’avoir jamais eu un oncle Antoine » répondait placidement le curé.

- « On dit que les frères Versini rôdaient dans les parages » insistaient quand même les questionneurs.

- « Chacun a le droit de se promener » reprenait le prêtre avec un sourire bon enfant.

On n’osait pas questionner plus avant le Père Dumé. Personne n’ignorait que Parabelli Dominique était le neveu d’Antoine et que, désormais, le droit de vendetta lui appartenait.

La population locale allait savoir si le Bon Dieu était vraiment corse ou pinsoutou.

On épia le père Dumé.

Au bout d’un mois Aullène craignait que le Bon Dieu fut pinsoutou. Dans sa tristesse, la population relâcha sa surveillance et marqua sa désaffection envers le curé : il n’était qu’un diseur de messes !

C’est alors qu’éclata la nouvelle : les deux frères Versini avaient été tués raides, chacun d’une chevrotine au cœur – calibre douze – en plein midi, place de l’église, à Sartène. Un coup magistral, à deux pas de la gendarmerie, et un vendredi, jour de marché, encore !

A Aullène, on ne posa pas de question. On vibra d’enthousiasme. On pouvait jurer qu’à l’heure des meurtres le bon curé Parabelli disait une messe pour la récolte des châtaignes : cent témoins l’avaient vu et pouvaient en témoigner. C’est là ce que recueillirent les gendarmes, quand ils vinrent à Aullène.

Avec la même ferveur, à Vizzavona, tous les Versini, parents et alliés jusqu’au sixième degré, avaient de leurs yeux vu le curé Parabelli vêtu en berger, près du lieu du crime, son fusil encore à la main, celui-là même que lui avait donné récemment Jean-Baptiste Lucchini. Ils le jurèrent tous, solennellement, au brigadier de gendarmerie.

Les autorités avaient, là-dessus, leur religion. La logique de la coutume indigène fut seule retenue : le curé fut condamné (par contumace) par le tribunal, et l’évêque d’Ajaccio lui retira sa délégation pastorale.

Mais à Aullène, rien n’avait changé. Chaque dimanche la messe était dite par le père Dumé. Toute la population, fière de son prêtre, y assistait. Les gendarmes de Sartène arrivaient toujours après la messe, alors que le curé Parabelli avait regagné le maquis … Ainsi, les dimanches succédaient aux dimanches, dans l’harmonie des beaux jours retrouvés.

 

2 – L’intervention des pinsouti

A Paris, le petit père Combes, alors ministre de l’instruction publique, des beaux arts et des cultes, cherchait noise à tout ce qui portait calotte, cornette ou tiare : un vrai maniaque de la chose. Ce qui provoqua une réaction vigoureuse de la hiérarchie … tant et si bien que le pays entier se partagea en deux camps : les combistes et les défenseurs de la Sainte Église.

Les combattants, armés de la « somme théologique » de saint Thomas d’Aquin d’une part, de l’arsenal de Voltaire d’autre part, s’affrontèrent avec toutes leurs forces.

La Somme pesante de Saint Thomas commençait à écraser les combistes lorsqu’un secours inespéré leur arriva de Corse, sur les ailes d’un journal républicain bon teint que lurent, avec une égale avidité, les deux adversaires. Le journal disait en substance : « Tous les curés sont des brigands, le curé d’Aullène en est la preuve ! » Suivait une relation détaillée de l’affaire. Le petit père Combes triompha. Il pavoisa, prépara la séparation de l’Église et de l’État et satisfait, quitta le pouvoir.

L’émotion fut grande dans l’Église de France. L’évêque d’Ajaccio, sommé d’expliquer l’histoire, passa un mauvais quart d’heure. A sa demande, une compagnie de gardes républicains débarqua sans cérémonie. Elle fut discrètement dirigée sur Aullène. A l’aube du dimanche suivant, les gardes entouraient l’église : il n’y eut pas de messe.

Après un mois, une délégation d’hommes et de femmes se présenta à l’évêque : « Monseigneur, on nous prive du Bon Dieu ! Des fidèles comme nous fervents catholiques et tout … ! Est-ce que nous n’avons pas droit au Bon Dieu ? Monseigneur, ça n’est pas possible ; ça ne serait pas chrétien ! »

Pour être délivré de ces protestations malcommodes, l’évêque dut promettre que les messes reprendraient dans les huit jours à l’église d’Aullène. A cette fin, il utilisa ce qu’il avait sous la main et, faute de mieux, nomma curé d’Aullène un jeune prêtre, récemment sorti du séminaire.

- Ayant effectué à pied les vingt kilomètres qui séparent la ville de Petreto Bicchisano d’Aullène, le nouveau curé entra vers seize heures dans le village. Fourbu, assoiffé, couvert de poussière, il vit une localité sans vie. Les portes et les volets encore ouverts se fermèrent à son approche. Ne comprenant pas, il frappa à la première porte, insista et se fit connaître : « Je suis l’abbé Dupont, le nouveau prêtre d’Aullène, que monseigneur l’évêque vous envoie ! »

Du fond de la maison, une voix de basse profonde répondit : « Y a personne ! »

L’abbé Dupont crut qu’on ne l’avait pas compris et reprit : « L’évêque d’Ajaccio m’envoie vers vous, pour être votre prêtre à Aullène et exercer mon ministère parmi vous. »

La voix de basse, à l’intérieur de la maison, se fit violente : « On vous dit qu’il n’y a personne ! N’insistez pas et foutez le camp ! » Abasourdi, le jeune prêtre entendit, à chaque porte où il frappa, le monotone : « Y’a personne ! »

Enfin, il aperçut un jeune berger qui lui souriait : c’était le simplet d’Aullène. Il conduisit le prêtre jusqu’à un ruisseau où celui-ci lapa jusqu’à plus soif, lava son visage, ses mains, ses pieds et revint à Aullène. Aucune porte, aucune fenêtre ne s’était ouverte.

La nuit venait. Le prêtre entra dans l’église, passa dans la sacristie et constata qu’à travers le toit effondré, on voyait briller les étoiles. Il s’assit sur le sol, grignota une croûte de pain tirée de sa besace, s’enroula dans sa pélerine et, la tête posée sur son sac, essaya de dormir. Le froid de la fin de la nuit le réveilla. Gelé, fatigué, courbatu, il se secoua et décida de dire une messe basse. Il alluma deux bougies qu’il avait apportées et, dans la solitude d’une église vide, commença l’office.

Comme il saisissait la petite croix d’argent de l’autel pour la porter de l’autre côté, vingt mains surgies de l’ombre, la lui arrachèrent et la replacèrent au même endroit. Quand il ouvrit l’Evangile, vingt mains le lui refermèrent autoritairement.

A la fin de la semaine, l’évêque d’Ajaccio fut bien étonné lorsqu’un fantôme de prêtre entra dans son bureau et se jeta à ses pieds : « Monseigneur ! Envoyez-moi à Cayenne, mais plus à Aullène ! » Après quoi l’abbé Dupont, à bout de forces, s’effondra.

Alors l’évêque se fâcha : ces mécréants d’Aullène n’auront plus de curé ! Ils iront entendre la messe dans l’église de Petreto Bicchisano, à vingt kilomètres de là ! C’était la plus immédiate, la plus élémentaire, de leurs pénitences !

 

3 – La conversion

Elle fut rapide et catégorique. Les aullènois assemblés tinrent conseil et conclurent : « Monseigneur l’évêque a voulu nous faire la leçon en nous envoyant un petit curé tout neuf, sans connaissance de rien, un simple ustensile de messes basses ! Eh ! à qui tu causes, l’ami ? – Monseigneur ne veut pas nous rendre notre bon curé Parabelli Dominique, le vrai de vrai des bons curés ! Dans notre guerre, Monseigneur, le vaincu ce sera vous : NOUS NOUS FAISONS TOUS PROTESTANTS !!!

Les Eglises Réformées de France tenaient à Paris un synode ordinaire, lorsque leur président communiqua en séance plénière une lettre venue de Corse :

« Monsieur le Président des Eglises Réformées de France, nous avons l’honneur de vous informer que la population de notre village, Aullène, en Corse, vient de décider son appartenance au protestantisme. Après mûres réflexions, débats de conscience et douloureuses discussions, la totalité des habitants de notre commune a rompu ses attaches avec Rome et la hiérarchie catholique. Nous sommes conscients de notre faiblesse, de notre isolement, et nous souhaitons vivement qu’un pasteur accepte de venir parmi nous afin de nous enseigner la vraie foi et le pur Evangile. »

Nombre d’autres phrases enjolivaient la lettre et fournissaient des renseignements pratiques sur Aullène et sa région.

- « Il faut que l’un de nous réponde à cet appel ; pas un pasteur mondain, mais un vigoureux. Par hasard frère Reboul, ne te sens-tu pas concerné ? » L’interpellé, délégué des Églises d’Algérie où il exerçait son ministère, tenait en haute estime son collègue président : il réfléchit et, le troisième jour, fit connaître son acceptation.

Bourru, agressif et cordial – selon son habitude – Jean-Daniel Reboul débarqua à Aullène le 20 septembre 1903. Son épouse l’accompagnait.

 

4 – Le pasteur

Quand ils descendirent de la patache, le maire et deux adjoints, accompagnés de leurs épouses – tous en tenue du dimanche – avancèrent et souhaitèrent la bienvenue aux arrivants. Tout Aullène était sur la place. Le pasteur fit un signe :

« Mes frères et mes sœurs d’Aullène, je bénis Dieu de notre rencontre. Et l’accolade que ma femme et moi allons échanger avec monsieur le maire, sera le baiser de paix et de fraternité que nous recevons de vous et que nous adressons à vous tous, vieillards, adultes et enfants de ce beau village. »

La double accolade eut lieu sous les applaudissements de la foule, et des fleurs remplirent les bras de la « dame » du pasteur. Là-dessus, fendant la foule, arriva en courant, les bras tendus, Tino-le-Simplet.

- « Il est fada, mais pas méchant » prévint le maire.

- «Est-ce que tu m’aimes ? » demanda Tino, la mine inquiète.

- « Bien sûr que je t’aime ! »

Tino serra dans ses bras son nouvel ami et déclara : « Maintenant, j’ai deux copains : toi et le père Dumé ! »

- « C’est le nom que donne Tino à l’ancien curé. »

- « Qu’est devenu cet ancien curé ? »

- « Ecoutez, monsieur le pasteur, notre lettre n’a pas tout dit. A Paris, cela vous aurait paru inadmissible ; mais ici, peut-être pourrez-vous nous comprendre. Il y avait à Aullène … »

Pendant le récit les femmes étaient entrées dans le nouveau presbytère, la seule maison à balcon du village. La vue donnait à l’Est sur des montagnes boisées de pins, tandis que sur les pentes immédiates s’étageaient des bois de châtaigniers.

Dans la salle à manger la table était mise. Sur le fourneau mijotait un potage. Un poulet, une purée, des légumes étaient tenus au chaud …. Jean-Daniel Reboul branlait la tête, muet d’étonnement. Enfin remis de l’étrange récit, il déclara : « Vous m’avez donné un coup d’assommoir, monsieur le maire ! … Et je vous le revaudrai. Vous avez voulu vous placer sous la férule de Calvin ; vous serez servis. Le harnachement dont je vais vous charger ne sera pas commode à porter. Tout commence demain, car rien ni personne – que Dieu – ne parviendra désormais à me déraciner d’Aullène ! » - « Vous savez, et vous restez !... Merci, monsieur le pasteur. Nous avions tellement peur que,en apprenant, vous partiez !... Permettez que je l’annonce à tous ». Le maire se tourna vers ses concitoyens et dit d’une voix forte : « Il sait ! et il reste ! »

La joie parut sur les visages et le pasteur en fut ému. Il pensait : « Quelle qu’en soit la raison, ils sont heureux de ma venue ; puissé-je être à la hauteur de leur attente… »

Le dimanche 23 septembre le premier culte protestant fut tenu dans la grande salle de la mairie. Pas une chaise n’était vide. Au même instant, dans l’église proche, des prêtres venus d’Ajaccio célébraient une messe solennelle. Mais l’édifice resta désert. En soixante-douze heures, le pasteur et sa compagne avaient appris un cantique aux jeunes – et moins jeunes – d’Aullène. Ils chantèrent cet unique cantique trois fois au cours de l’office. Leur chant remplissait le village et même les voûtes sonores de l’église, couvrant la voix des prêtres solitaires.

 

5 – Le fusil

Le nouveau prédicateur d’Aullène ne réjouissait pas tous les jours le cœur de ses paroissiens. Dans sa bouche, l’épée du Seigneur avait des pointes acérées.

Un dimanche, après le récit du meurtre d’Abel par son frère Caïn, il prit pour texte de sa méditation les versets 20 et 21 du chapitre 4 de la première épître de Jean : « Si quelqu’un dit : « J’aime Dieu » et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur, car celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? Et nous avons de lui ce commandement : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère ».

« Dans des temps anciens, Caïn tua son frère. Ce Caïn avait des qualités. Il était vigoureux, hardi, décidé. L’argent, les troupeaux de son frère Abel, ne l’intéressaient pas. Pourquoi donc se mit-il brusquement à le haïr ? Parce qu’il a ressenti une offense : Dieu a accueilli l’offrande d’Abel et il a refusé celle de Caïn. Il n’est pas un lâche, il n’avalera pas l’affront, il se vengera. Rien ni personne ne l’arrêtera. Il ne craint même pas ce Dieu qui protège Abel. Meurtrier, il ne se sentira pas coupable ; il aura exercé sa propre justice. Il pratique la vendetta. Il devient le premier bandit d’honneur ! » Un silence étouffant pesait sur l’assemblée.

« Alors que le loup ne dévore la brebis que poussé par la faim, l’homme tue pour venger sa vanité blessée. On raconte comme des hauts faits les exploits des nouveaux Caïn ! Croit-on que ce Dieu qui a maudit le meurtre d’Abel fermerait les yeux ? Lui qui n’a pas deux poids et deux mesures, mais une seule et même justice, ne condamnerait-il pas aussi fortement à l’aube du XXème siècle ce qu’il a condamné dans les temps anciens ? … »

La harangue pastorale dura une bonne heure … L’auditoire était médusé. A la sortie du culte, le maire Joseph Ambroggi vint trouver l’orateur : « Monsieur le pasteur, nous ne sommes pas des saints et nous le reconnaissons avec humilité ; mais vous nous massacrez ! Cela nous fait mal et nous en sommes malheureux ! »

- « De combien de bandits d’honneur s’honore la commune, monsieur le maire ? »

- « Je ne sais pas bien … »

- « Quelle famille d’Aullène n’a pas été atteinte par la vendetta, depuis le début du siècle écoulé ? »

Le maire demeura silencieux. Car, à cette époque, tout aullènois sorti de l’enfance possédait un fusil et ne s’en séparait – à la tête ou au pied de son lit – que pour dormir. Le fusil faisait partie de l’homme, avant le soulier, la veste ou le chapeau. Un homme sans fusil étonnait autant qu’une femme sans cheveux. En parodiant Molière, le montagnard corse pouvait dire : « du côté du fusil est la toute puissance ».

- « Pourquoi ce fusil pendu à votre épaule ? » demandait J.-D. Reboul.

- « On ne sait jamais ! » répondait immanquablement l’interrogé.

Alors, par des propos durs et des sermons sans complaisance, le pasteur rabotait de son mieux la carapace d’inconscience qui recouvrait les meilleures volontés du village.

Après deux ans de présence, il se demandait si tous ses efforts ne demeureraient pas vains. Il ignora jusqu’à son départ que son paroissien le plus attentif était l’ancien curé du village et la démarche qu’il entreprit : Les Versini de Vizzavona, parents et alliés, fêtaient le centième anniversaire de la vieille Catherine, l’ancêtre de tous les Versini, lorsqu’apparut Parabelli Dominique. Huit fusils chargés, braqués sur lui, ne l’arrêtèrent pas. Il avançait à pas lents, son « calibre douze » accroché à l’épaule.

Devant l’aïeule et son fils aîné, Auguste, il déposa son fusil : « C’est celui qui m’a servi … il est chargé de deux chevrotines semblables. Vous pouvez me tirer quand vous voudrez. Je veux être le dernier mort de la vendetta : chaque corse tué manque à la France. Voici une sacoche. Les lettres qu’elle contient vous innocenteront de ma mort. Adieu Catherine ! Adieu Auguste ! Adieu les Versini ! »

Le père Dumé repartit à pas lents vers le bois d’oliviers sauvages. Auguste jeta un coup d’œil circulaire : « Il y a soixante dix ans que j’assiste à des morts inutiles. Le curé Parabelli a raison : il doit être le dernier sacrifié à la coutume. Quant à moi, je renonce à la tradition avant sa mort. Je ne toucherai pas à cette arme. Que celui – ou celle – qui se sentira le droit d’abattre le meurtrier des jeunes gens, le fasse. Il ne faut plus être esclave de la tradition ; mais ce que vous aurez décidé dans votre conscience sera bien et ne méritera jamais le moindre reproche de l’un de nous ».

Auguste Versini prit sa mère par le bras et l’emmena vers la maison. Les jeunes – les moins de soixante ans – restèrent et discutèrent longtemps, à mi-voix.

Au petit matin, Auguste se leva et vint à la fenêtre respirer l’air frais de la montagne. Il vit que le fusil, avec la sacoche posée dessus, n’avait pas été touché.

 

6 – Le départ

La douleur entra dans la maison du pasteur : son épouse, l’affectueuse Madeleine, quitta cette terre. Elle ne fut pas ensevelie dans le petit cimetière d’Aullène – car ce cimetière était terre d’église : l’évêque n’autorisa pas que le corps de cette « hérétique » y reposa. – Cela importait peu à Jean-Daniel. La tombe fut creusée au-dessus de la localité, au bord de la route.

Le village fut rempli de chagrin.

Jean-Daniel demeura paralysé par la peine.

Lorsqu’au bout de trois semaines ses membres se délièrent et que sa langue retrouva sa fonction, il pensa que sa mission a Aullène s’achevait.

Le maire parla longtemps au pasteur, déchira à ses yeux le voile qui masquait la réalité et raconta la conduite du père Dumé.

« Nous tenons à vous parce que vous n’avez pas eu peur de nous étriller pour nous inculquer des vérités amères… Dans le village et hors du village on pense que la mort de votre chère dame a été le prix nécessaire pour que la vérité pénètre dans nos cœurs endurcis. Dans le maquis on est moins fier : l’exemple de l’ancien curé d’Aullène fait réfléchir

Comme elle, vous allez nous laisser. Nous en sommes tristes, mais vous avez mis en nous de la braise … Nous vous attendrons patiemment : nous savons que vous reviendrez ».

Jean-Daniel rendit une dernière visite à la tombe de Madeleine. Les malles étaient chargées, la voiture à deux chevaux l’attendait. Dans la berline découverte qui allait l’emporter, il entonna le cantique de louange : « Grand Dieu, nous te bénissons – Nous célébrons tes louanges … » que reprirent en chœur les Aullènois.

A Sartène la voiture changea de chevaux et parvint à Ajaccio à la fin du jour. Le bateau ne partait qu’à la nuit, pour arriver à Marseille le lendemain matin. Le « Napoléon-Bonaparte » était à quai. Le voyageur avança vers la passerelle du navire. Un homme qui semblait examiner la mer, le chapeau enfoncé sur la tête, se dirigea vers lui.

Quand il fut proche, il se redressa et tira sa coiffure. Jean-Daniel avait vu ce visage à Aullène, mais il ne pouvait y mettre un nom, car l’homme avait toujours filé rapidement, dès la fin du culte …

-« Monsieur le pasteur, je me présente : Parabelli Dominique, ancien curé d’Aullène et meurtrier des frères Versini. Je suis un nouveau Caïn. Comme le brigand sur la croix, je me repends … Je sais que le sang de Jésus-Christ me purifie de tout péché. Je voudrais votre bénédiction ».

Le ton était haché, dur, mais non agressif.

Pour toute réponse le pasteur l’attira vers lui et l’embrassa : « Mon frère ! »

- Trois ans plus tard, le pasteur Reboul était de retour à Aullène.

                                                                  Charles REBOUL.

NB : Mon père, le pasteur Jean-Daniel REBOUL – le héros de cette histoire – est mort en 1915 : j’avais 6 mois. J’ai reconstitué le récit de mon mieux ; mais il est possible que des détails se révèlent inexacts. J’ai parfois complété des absences de connaissance par des vraisemblances… D’autre part, hormis ceux des lieux – et ceux du couple pastoral – tous les noms indiqués sont imaginaires, pour ne mettre en cause aucun des ancêtres des habitants de la localité d’Aullène.

        Le prêtre qui fut le point de départ de cette affaire, s’engagea dans l’armée française en 1914 et eut « au feu » une conduite exemplaire. Il mourut – m’a-t-on dit – vers 1925 à Sainte-Marie-Siché (région d’Ajaccio).

Note : Le mot « pinsoutou » (qui parle pointu) désigne tout Français du continent.

article paru dans « ÉVANGILE ET LIBERTÉ », juin 1985 - aimablement transmis par Orso Viggensi, ermite à MOROSAGLIA (Castagniccia).


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Texte : aimablement transmis par Orso Viggensi, tous droits réservés.