Les protestants, les juifs et les autres personnes considérées par l'Église comme réprouvées (comédiens, suicidés, condamnés à mort, etc...) ne pouvaient être inhunées dans les églises ou dans les cimetières, puisque ceux-ci étaient en terre bénite.
Or, sous l'Ancien Régime, l'état-civil de chaque personne coïncidait avec son état religieux. Si la naissance et le mariage d'un individu non catholique pouvaient ne pas intéresser la police, il n'en était pas de même de son décès. De tout temps, des ordonnances furent prises sur ce sujet ; celle de 1736, par exemple, rappela que les personnes ne bénéficiant pas d'une sépulture ecclésiastique ne pouvaient être inhumées qu'après une ordonnance du juge de police, rendue sur conclusions du procureur du roi.
A Paris, le processus était le suivant : lorsque mourait une personne n'ayant pas droit à une sépulture ecclésiastique, avis en était donné par les parents ou les voisins au commissaire de police du quartier où habitait l'intéressé. Ce magistrat se rendait alors au domicile du défunt, constatait son décès, puis remplissait au Châtelet les formalités requises auprès du procureur du roi et du lieutenant-général de police, lequel accordait le permis d'inhumer, sous réserve que cette inhumation se fasse « de nuit, sans bruit, sans scandale ni appareil ». Nous donnerons au chapitre suivant un exemple de ces formalités. Les parents et amis pouvaient, toutefois, accompagner le défunt, mais il leur était interdit de chanter et de réciter à haute voix des prières.
Mais où se faisait cette inhumation ?
C'est ce sujet qui fait l'objet du présent chapitre, ainsi que celui des deux qui suivront.
Le protestantisme commença à se répandre dans Paris vers 1525. Dans la première phase de la Réforme, on ne fit pas de distinction entre les croyants et les "hérétiques" en ce qui concernait leurs sépultures et les cimetières paroissiaux leur furent comuns. Il en fut ainsi jusqu'en 1563, quoique les persécutions des Huguenots aient commencé dès 1529.
La possibilité qu'avaient les Réformés d'inhumer les leurs dans un cimetière catholique souleva des incidents. Le corps d'un huguenot enterré au cimetière des Innocents en mars 1562 fut déterré et jeté dans le ruisseau de la rue Saint-Denis ; ses coreligionnaires voulurent le réenterrer, les mêmes fanatiques s'y opposèrent ; d'où une bagarre sérieuse qui fit des victimes des deux côtés. Un incident analogue eut lieu au même endroit en 1564 lors de l'inhumation d'une huguenote.
La première mesure discriminatoire fut prise en 1563, par l'Édit d'Amboise, dont un article, l'article 11, prescrivit que, désormais, les Réformés seraient enterrés dans le cimetière de la paroisse qu'ils avaient habitée, mais qu'ils le seraient de nuit, sans suite, ni accompagnement. Le parlement fit des difficultés à enregistrer cet édit, qui fut confirmé en 1568 après la paix de Longjumeau, puis aboli, et finalement rétabli. Une atténuation était apportée aux prescriptions de l'article 11 visé précédemment, car une suite de dix personnes était autorisée à accompagner désormais le convoi mortuaire d'un Réformé.
Nous avons vu, au chapitre 10, que, comme suite à cet article 11 de l'Édit d'Amboise, une petite bande de terrain du cimetière de la Trinité avait été désignée, en 1576, pour recevoir les sépultures des Protestants et que ces enterrements devaient s'y faire dans la demi-heure précédant le lever du soleil ou suivant son coucher, soit après 7 heures du soir l'hiver et après 9 heures l'été, prescription qui fut cause d'une bagarre en 1611. Cette petite bande, d'une superficie de 63 toises sur les 1180 que comportait l'ensemble du cimetière, était située à l'endroit le plus éloigné possible de la chapelle de l'hôpital de la Trinité, donc tout à fait au nord du cimetière, soit au débouché actuel du passage Basfour dans la rue Palestro. La partie de cette rue comprise entre le passage Basfour et ses n° 20 et 22 est sur son emplacement. Une palissade en bois sépara le cimetière des Huguenots de celui des Catholiques.
Un règlement de 1600, pris par François Miron, avait fixé comme suit le tarif de ces inhumations : 2 écus pour l'archer du guet accompagnant le corps du défunt, 1/2 écu pour chacun des porteurs, 10 sols au fossoyeur pour tenir ouverte la nuit la porte du cimetière, et 20 sols au même pour l'ouverture de la terre. Il était interdit aux interessés de demander davantage.
Citons, parmi les Protestants qui furent inhumés dans ce cimetière :
Salomon de Caus, souvent indiqué comme ayant été persécuté et mort fou à Bicêtre. Ingénieur hydraulicien, il donna la théorie de l'expansion de la vapeur et construisit même une véritable machine à vapeur propre à pomper et à élever de l'eau. Mort en février 1626.
En mars 1598, par l'Édit de Nantes, Henri IV fixa le sort des protestants auxquels il accorda, sous certaines conditions, le libre exercice de leur religion. L'article 45 de cet Édit précisa que pour Paris, outre les deux cimetières que ceux de la religion réformée y avaient présentement, à savoir celui de la Trinité et celui de Saint-Germain, il leur en serait baillé un troisième, un lieu commode à choisir dans le faubourg Saint-Honoré ou dans le faubourg Saint-Denis.
Quel était ce cimetière Saint-Germain visé par cet article ?
C'était le cimetière situé à l'angle nord-est de la rue Taranne (boulevard Saint-Germain) et de la rue des Saints-Pères ; propriété de la paroisse Saint-Sulpice, il avait servi antérieurement et depuis 1259 à des pestiférés. De forme rectangulaire, il mesurait environ 27 toises sur 8 ; son long côté était parallèle à la chapelle Saint-Père qu'il longeait et il séparait celle-ci de la rue Taranne. De nos jours, le petit square de la Charité (n° 186
boulevard Saint-Germain) et le trottoir du boulevard Saint-Germain qui le longe recouvrent son emplacement. Il se trouvait en face du cimetière qui, situé de l'autre côté de la rue Taranne, à l'emplacement actuel du n° 175 du boulevard Saint-Germain, avait été affecté, jusqu'en 1544, à l'inhumation des lépreux de la Maladrerie Saint-Germain (cf. chap.
13).
La possession de ce cimetière par les Protestants, reconnue par l'article 45 de l'Édit de Nantes cité précedemment ne faisait que régulariser un état de fait, car les Protestants l'utilisaient déjà avant 1576 et peut-être même du temps où ils avaient installé une colonie au Pré-aux-Clercs (leur premier synode eut lieu en 1559 dans la rue Visconti).
Christian Gennerat